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L’imperceptible tremblement d’une oreille de lapin au clair de Terre | Vert comme le rayon | L’araignée noire attend son ballon d’or

L’imperceptible tremblement d’une oreille de lapin au clair de Terre

Alice éprouve une peur magnifique. Les tambours africains d’un orchestre slave s’amplifient dans sa poitrine, tandis qu’une harde de mustangs galope dans les abysses de l’océan Indien. Il lui semble voir un derviche traverser les steppes de l’Oural en dansant sur le dos d’une baleine bossue qui chante la Traviata. Ses veines devenues bleu lagon se gonflent d’excitation. Elles charrient des flots de paroles dans lesquelles tous les jargons, connus et inconnus, virelanguent gaiement en cacophonie. Curieusement, les propos incohérents de cette langue magmatique sont parfaitement compréhensibles. Ils racontent l’amour entre une voile portugaise et son tendre Alizé, qui ouvrit tant de voies vers des trésors lointains. L’étrange conjugaison des phonèmes donne vie à des phrasés exotiques, porteurs de sens uniques où se croisent les métaphores. Un doux parfum de n’importe quoi venu de quelque part virevolte en sifflotant, attire des quantités de foules par leurs narines qu’il envoûte en leur dévoilant les délices d’une floraison hivernale un soir d’été. Le féminin d’ici, de-là, d’Iran, d’ailleurs, fait valoir une voix qui n’entend plus jamais se taire. Des cuisines de Florence, Adélaïde, Manille ou Chelsea, s’échappent de savoureuses libertés pleines de mots d’esprit. Certaines barbes se hérissent, et des sourcils aussi, mais le verbe enchanté poursuit sa conquête, au son pacifique d’une liturgie féline.
Soudain, un samouraï volant sur un tapis berbère pousse un cri de joie avant de disparaitre derrière un nuage d’encens fraîchement béni par le tout jeune Dalaï-Lama. Le sifflement strident de la bouilloire se calme en toussotant comme un train lorsqu’il entre en gare, pour ne devenir qu’un lointain chuchotement. Tic-taquant comme si de rien n’était, le réveil de la table de nuit indique deux heures du matin. Un arôme de chicoré referme délicatement le songe de cette nuit d’été. Les lumières de Paris sont toutes allumées.

De l’autre côté de l’Atlantique, les pelouses de la Grosse Pomme ressemblent, vues de la terrasse des gratte-ciels, à d’immenses mosaïques humaines de toutes les couleurs. En ce début de soirée, la chaleur moite emplit l’air d’une humidité équatoriale. Les cafés de l’East Village ont sorti chaises et tables et les passants s’agglutinent, chope de bière à la main, pour suivre ensemble la retransmission du siècle.
Le haut-parleur annonce en grésillant qu’une grosse mouche métallique a évité de justesse une noyade atroce en pleine mer de la Tranquillité, et ajoute que l’insecte truffé d’automatismes électroniques a dû faire preuve d’une dextérité manuelle extraordinaire pour se poser indemne. Cette annonce est accueillie par des cris, des pleurs, des sauts de joie. L’hystérie est immédiate, collective. Mais brève. Le silence entre en scène. Profond. Total. Les visages des spectateurs se figent. Se regardent. S’interrogent. Les voitures s’arrêtent, sans même prendre la peine de se garer.

Le chauffeur portoricain d’un taxi jaune tourne à fond le bouton de volume du transistor. La voix saturée qui par intermittence rompt le silence se veut rassurante en indiquant qu’elle n’a aucune information à communiquer. L’effet est inverse. De l’autre côté de la vitre coulissante, un couple se blottit tendrement sur la banquette arrière du Checker.
La grosse horloge de Time Square indique 21h15. À Tokyo, c’est le milieu de la matinée, mais la date imprimée à la une des journaux est celle du lendemain : 22 juillet 1969. Le carrefour de Shibuya, qui d’habitude ressemble à une fourmilière filmée en accéléré, est sur pause. De Sydney à Buenos Aires en passant par Los Angeles, Londres, Montréal ou Abidjan, du soleil d’Hawaï à la Vénus de Milo, des pentes du Matchu Pitchu au chutes d’Ekom Nkam, le sang de l’humanité se glace, et bouillonne d’impatience.
Seul un ermite solitaire, retiré de notre voie lactée, reste placide. Sagement assis sur une pierre plate au sommet de l’Assekrem, il regarde les étoiles filer sur le plus géant des écrans, et adresse amicalement un clin d’œil à son fidèle Jeannot en souvenir d’une ancestrale légende nippone.
Un jour, un dieu descendit sur Terre pour prendre la forme d'un homme affamé. Il se rendit dans une forêt pour tester la capacité des animaux à vivre dans les bois. Le singe grimpa dans les arbres et en rapporta des fruits. L'ours alla pêcher des poissons dans la rivière. Les oiseaux chassèrent des insectes et des vers. Tous avaient un présent pour le vieil homme. Sauf le lapin, qui n'avait pas les ressources nécessaires. Il avait beau renouveler ses tentatives, il ne réussissait pas à trouver de la nourriture pour l'homme criant famine. Les autres animaux se moquèrent de lui. Le lapin demanda alors à ce qu'on allume un feu, et se jeta dans les flammes, offrant ainsi sa propre vie au pauvre homme pour qu’il le mange. Le dieu fut très ému de cet acte. En gratitude, il préserva la vie du lapin et le récompensa en l'envoyant habiter sur la Lune.

Dans le centre de contrôle de la NASA, à Houston, Gene Kranz achève son énième crayon en le grignotant de toutes ses dents. Une image apparait en projection, sur le mur d’en face. Entre deux bips, une voix troublée s’excuse du fait que la diffusion est à l’envers. L’écran s’éteint, puis se rallume. Cette fois l’image est à l’endroit. Le responsable du programme Apollo n’en peut plus de retenir son souffle. Il repense aux statisticiens qui lui avaient donné moins d’une chance sur deux d’en arriver là. Au diable les calculs. Son regard ébahi interprète comme il le peut les formes qui se présentent. Il scrute l’écran, cherchant à discerner ce qui de l’ombre ou de la lumière peut apporter un indice sur ce qu’il se passe. Au premier plan ressort une des pattes de sa mouche. Derrière, sur le côté gauche, une masse sombre occupe la majeure partie de l’écran. Plus loin, à droite, s’étend une zone blanchâtre. Rien ne bouge. La gorge sèche, son esprit se désaltère d’un époustouflant cocktail d’excitations, de craintes et d’espoirs. Une vague d’enthousiasme empreinte de mystère, génératrice d’une force inouïe, balaye son esprit. C’est grisant.

Un mouvement se manifeste enfin. L’astronaute pataud tire sa combinaison de l’ombre. La scène prend une dimension dramatique. Le héros descend d’un échelon, lentement, et s’immobilise. Le mouvement circulaire de sa jambe indique une hésitation. Mais qu’attend donc Neil Armstong ? Sans doute se demande-t-il où il va bien pouvoir poser le pied sans marcher sur l’oreille de ce sacré lapin.

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Vert comme le rayon

Boulevard de la Croisette, le quinze septembre deux-mille-dix-neuf. L’horloge digitale du tableau de bord de la berline indique vingt heures et quatre minutes. La circulation est complètement bloquée. À en juger par le nombre de taxis et de limousines en enfilade qui se bousculent au feu rouge, il doit y avoir une soirée au Palais des Festivals. Le couple de Cannois est habitué.
- Chéri, tu veux bien couper le moteur s’il te plait ?
- Certainement. Mais sache que cela va également arrêter la climatisation.
- Ouvrons les fenêtres ; l’air est doux, ce soir.
C’est tellement vrai. Sitôt les glaces baissées, une brise légère traverse la voiture de portière à portière. Le parfum chaud, salé, aromatique et fleuri de la Méditerranée virevolte dans l’habitacle, exerçant au passage son pouvoir hypnotique de papillon rare. Quelle merveilleuse sensation !
En ce début de soirée de fin d’été, les flots de la « grande bleue » scintillent comme une robe de vedette hollywoodienne. La star s’avance à pas feutrés sur le sable blond avec une élégance folle. De charmantes ondulations gonflent par intermittence sa poitrine de sirène. Une myriade d’étoiles frétille à la surface soyeuse de sa peau, plus brillante qu’une cascade de diamants.
À l’horizon, le Soleil rougit d’émotion. Le cercle brûlant de l’étoile s’élargit à vue d’œil. Son jaune d’œuf a viré à l’orangé. Émerveillé sans doute par la grâce de la muse qui l’attire irrésistiblement dans ses bras, le cœur de notre système planétaire perd l’équilibre et sombre dans le vermillon. Le ciel tout entier est témoin de son abandon. L’écran panoramique de la scène se contraste peu à peu. La lumière de l’heure dorée réchauffe le rideau d’azur, qui violette lentement jusqu’au pourpre. À ce moment cardinal, l’astre semble perdre tout contrôle de son être. Son corps gazeux se dilate, se délite, se décompose. Sa chute est imminente, sa disparition est proche. De fins cirrus apparaissent, qui l’enveloppent de filaments. La momification de Rê, dieu égyptien créateur de l’Univers, accélère la mutation chromatique de la voûte céleste. Les tonalités chaudes dominent à présent et la gamme des oranges s’élargit du rouge grenat au rose saumon. Le spectacle fascine les passants, qui se figent devant. Blottis sur les bancs, allongés sur la plage, des amoureux se couplent, s’enlacent tendrement. Un groupe d’une vingtaine d’Asiatiques à chapeaux mous, téléguidé par un porteur de fanion, marque une pause dans sa visite touristique pour capturer la magie de l’instant. Des perches à selfie se dressent à la recherche d’un angle intéressant, susceptible de procurer l’image extraordinaire qui fera la une des réseaux sociaux. Cette agitation fait sourire un photographe solitaire, dont l’imposant appareil, monté sur pied, est braqué vers le sujet encore éblouissant. L’artiste termine son installation par la pose d’un filtre devant la lentille de l’objectif, puis referme consciencieusement sa mallette d’accessoires et s’assied sur un tabouret pliant.
Venant du Port Canto, deux motomarines traversent à vive allure le golfe de la Napoule en direction de la plage du Martinez, totalement indifférentes à la subtilité du tableau dans lequel elles ont eu l’outrecuidance de s’imposer. Fort heureusement, elles seront vite hors-champ. Le vrombissement de ces machines tantôt flottantes tantôt volantes s’évapore. La toile retrouve ses sensations originelles et se souvient des signatures qu’elle a jadis inspirées, parmi lesquelles William Turner, Claude Monet, Vincent Van Gogh ou Félix Vallotton. Combien d’aquarelles, de gouaches, de pastels secs ou gras, d’huiles sur toile ou sur bois, ont cherché à reproduire la délicatesse de ses nuances ?
Combien de regards sont encore ce soir confondus, attirés par le couchant, émerveillés par la représentation magistrale et unique qui s’offre à eux, espérant qu’aux premiers instants du crépuscule ils seraient les témoins du plus mystérieux des rayons ?
- Chéri, c’est vert. Nous devrions redémarrer, maintenant.

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L’araignée noire attend son ballon d’or

Bravo, Anatoly Krutikov. Merci ! camarade. Moi qui regardais presque tranquillement les aiguilles de l’horloge égrainer les dernières secondes de cette finale à rallonge, savourais notre but d’avance obtenu à la 113e minute, et voyais déjà la première coupe d’Europe des nations briller au-dessus des têtes d’une équipe soviétique acclamée par les 17 966 spectateurs du parc des Princes. Voilà que tu déboules, propulsé par je ne sais quel excès de zèle, pour venir faucher ce malheureux Jervokić. Mais comment as-tu pu imaginer qu’après un tel sprint de dératé l’attaquant yougoslave trouverait encore les ressources d’ajuster correctement sa botte ? Allons donc ! Il était au bout du bout du rouleau. En le suivant traverser le terrain comme un canon poussant son boulet, après deux mi-temps de folie et autant de prolongations, j’avais eu mal pour lui. Ses guiboles tremblotaient, à la limite de la crampe, et du haut de ma tribune je voyais ses yeux briller, plus écarlates que la place Rouge. Il allait s’écrouler, c’est sûr, quand tu t’es jeté comme une cisaille pour lui couper la route. À l’entrée de la surface de réparation, bien sûr. Tant qu’à te faire remarquer, autant mettre le paquet. Mais qu’est-ce que tu fabriques, maintenant ? Tu ne vas pas contester la faute, en plus ! Bien sûr que le pénalty est justifié et que tu le mérites, ce carton rouge ! Allez, dégage s’il te plait. Va pleurnicher sur le banc de touche et laisse jouer les grandes personnes.
Alors là, mes amis, il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le stade se fige. Un silence de plomb envahit la pelouse, balaye les gradins, assied la foule qui un instant plus tôt s’était levée en hurlant. Mes oreilles bourdonnent comme elles l’eurent fait à l’issue d’un concert de cuivres dans la Cathédrale Sainte-Basile-le-Bienheureux de Moscou. Puis elles se taisent, aussi. Tous les regards se braquent en direction de Lev Yachine. Chez nous, c’est déjà un héros. Le monde entier a découvert son immense talent lors des Jeux olympiques de 1956. Quatre ans plus tard, sera-t-il à la hauteur de sa réputation de « meilleur gardien de tous les temps » ?
Milan Galić se présente face à la cage de celui que l’on surnomme « l’araignée noire », reconnaissable entre tous pour sa tenue sombre, son agilité et sa capacité à surveiller sans bouger tous les côtés en même temps. L’attaquant a un avantage psychologique : sa magnifique reprise de volée en première partie, qui au passage l’a fait entrer dans la légende du football. Dix buts en dix sélections consécutives ! Record absolu.
Comme à son habitude, peu orthodoxe, Yachine s’avance près d’un mètre devant sa ligne. Sa posture est celle d’un boxeur. Les épaules en avant. Les poings serrés. La bouche entr’ouverte. Les jambes légèrement écartées, l’appui en retrait sur le pied droit. Immobile. À quoi peut-il donc bien penser, tandis que Galić se baisse pour poser délicatement le ballon sur le point blanc ? Les regards des deux hommes se croisent. Je reconnais en celui de Yachine un coup de fusil silencieux. Son adversaire recule aussitôt d’un pas. Il en fait un deuxième en virant légèrement sur la gauche, puis un troisième en suivant la même courbe. Pendant cette prise d’élan, Yachine n’a pas remué un cil. Je sens qu’il étudie, analyse, calcule. On le croirait en pleine partie d’échecs. A-t-il remarqué l’imperceptible coup d’œil lancé par Galić en direction de la lucarne de droite ? Une diversion, sans aucun doute. Mais peut-être pas. L’arbitre donne le signal d’exécution du coup de pied de réparation. C’est parti. La scène se déroule tellement vite qu’à peine commencée elle est déjà finie. Un spectateur embrasse la boule de cuir qui vient d’atterrir dans ses bras, avant de la brandir comme un trophée. Le coup de pied de Galić était parfait. Un éclair horizontal jaillissant sur le côté gauche, à mi-hauteur de la cage, droit vers l’intérieur du poteau. Imparable. Et pourtant, Yachine s’était montré plus rapide. Ne me demandez pas comment, l’araignée avait anticipé la trajectoire du ballon et bondi comme une panthère. Plus malin qu’un félin, qui aurait employé l’élasticité de son corps pour saisir sa proie, Yachine s’était détendu à l’extrême pour la heurter du poing, ce qui l’expédia jusque dans les tribunes. Score final : 2-1. Un jour, ce type recevra le ballon d’or, je vous le garantis.

Récit librement inspiré de personnages et faits réels.

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